Extraits de La Peau de Curzio Malaparte
« La peau, répondis-je à voix basse, notre peau, cette maudite peau. Vous ne pouvez pas imaginer de quoi est capable un homme, de quels héroïsmes, de quelles infamies il est capable, pour sauver sa peau. (...). Jadis, on endurait la faim, la torture, les souffrances les plus terribles, on tuait et on mourrait, on souffrait et on faisait souffrir, pour sauver l'âme, pour sauver son âme et celle des autres. On était capable de toutes les grandeurs et de toutes les infamies, pour sauver son âme…. »
« ….Aujourd'hui on souffre et on fait souffrir, on tue et on meurt, on fait des choses merveilleuses et des choses terribles, non pour sauver son âme, mais pour sauver sa peau. On croit lutter et souffrir pour son âme, mais en réalité on lutte et on souffre pour sa peau, rien que pour sa peau. Tout le reste ne compte pas. C'est pour une bien pauvre chose qu'on devient un héros, aujourd'hui ! Pour ça, pour une sale chose. La peau humaine est bien laide. Regardez. Est-ce que ce n'est pas répugnant ? Et dire que le monde est plein de héros prêts à sacrifier leur vie pour ça !... »
« C'est la civilisation moderne, cette civilisation sans Dieu, qui oblige les hommes à donner une telle importance à leur peau. Seule la peau compte désormais. Il n'y a que la peau de sûr, de tangible, d'impossible à nier. C'est la seule chose que nous possédions, qui soit à nous. La chose la plus mortelle qui soit au monde. Seule l'âme est immortelle, hélas! Mais qu'importe l'âme, désormais? Il n'y a que la peau qui compte. Tout est fait de peau humaine. Même les drapeaux des armées sont faits de peau humaine. On ne se bat plus pour l'honneur, pour la liberté, pour la justice. On se bat pour la peau, pour cette sale peau.... »
« Naples, lui disais-je, est la ville la plus mystérieuse d'Europe, la seule du monde antique qui n'ait pas péri comme Ilion, comme Ninive, comme Babylone. C'est la seule ville au monde qui n'a pas sombré dans l'immense naufrage de la civilisation antique. Naples est un Pompéi qui n'a jamais été enseveli. Ce n'est pas une ville : c'est un monde. Le monde antique, préchrétien, demeuré intact à la surface du monde moderne. Vous ne pouviez pas choisir, pour débarquer en Europe, d'endroit plus dangereux que Naples. Vos chars courent le risque de s'enliser dans la vase noire de l'Antiquité, comme dans des sables mouvants. Si vous aviez débarqué en Belgique, en Hollande, au Danemark, ou même en France, votre esprit scientifique, votre technique, votre immense richesse de moyens matériels vous auraient peut-être donné la victoire non seulement sur l'armée allemande, mais sur l'esprit européen lui-même, sur cette autre Europe secrète dont Naples est la mystérieuse image, le spectre, nu. Mais ici, à Naples, vos chars, vos canons, vos machines font sourire. Rien que de la ferraille…. »
« On n'avait jamais vu de telles choses à Naples, au cours de tant de siècles de misère et d'esclavage. On avait vendu de tout à Naples, toujours, mais jamais les enfants. On avait fait commerce de tout à Naples, mais jamais d'enfants. On n'avait jamais vendu les enfants, dans les rues de Naples, jamais. A Naples, les enfants sont sacrés. C'est la seule chose sacrée qu'il y ait à Naples. Le peuple napolitain est un peuple généreux, le plus humain de tous les peuples de la terre, le seul peuple au monde où même la famille la plus pauvre, en même temps que ses enfants, que ses dix, que ses douze enfants, élève un orphelin recueilli à l'Hôpital des Innocents : et c'est de tous le mieux habillé, le mieux nourri, parce qu'il est le "fils de la Madone" et qu'il porte bonheur aux autres enfants. On peut tout dire des Napolitains, tout, mais pas qu'ils aient jamais vendu leurs enfants dans les rues, jamais.
Et, maintenant, sur la petite place de la Cappella Vecchia, au cœur de Naples, au pied des nobles palais du Monte di Dio, du Chiatamone, de la place des Martyrs, près de la synagogue, les soldats marocains venaient acheter pour quelques sous les enfants napolitains……
…..Depuis quelques jours, les prix des fillettes et des garçonnets avaient chuté et continuaient à baisser. Mais le prix du sucre, de l'huile, de la farine, de la viande, du pain, avaient augmenté. Le prix de la chair humaine baissait de jour en jour .....
- J'entends acheter la faim, répondis-je, les soldats américains croient acheter une femme, et ils achètent sa faim. Ils croient acheter l'amour, et ils achètent un morceau de faim. Si j'étais un soldat américain, j'achèterais un morceau de faim, et je l'apporterais en Amérique pour en faire cadeau à ma femme, pour lui montrer ce qu'on peut acheter en Europe avec un paquet de cigarettes. C'est un beau cadeau, un morceau de faim….. »
« - Dans toute l’Afrique du nord, dit Jack, les indigènes se sont immédiatement accoutumés à la civilisation américaine. Depuis que nous avons débarqué en Afrique, il est indéniable que les populations du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie ont fait de grands progrès.
- Quels progrès ? demanda, étonné, Pierre Lyautey.
- Avant le débarquement américain, dit Jack, l’Arabe allait à cheval, et sa femme le suivait à pied, derrière la queue du cheval, son enfant sur le dos et un gros paquet en équilibre sur la tête. Depuis que les Américains ont débarqué en Afrique du nord, il y a eu un profond changement. Certes, l’Arabe va toujours à cheval, et sa femme continue à l’accompagner à pied, comme par le passé, son enfant sur le dos et son fardeau sur la tête. Mais elle ne marche plus derrière la queue du cheval. Maintenant elle marche devant le cheval. A cause des mines... »
« Nous étions des hommes vivants dans un monde mort. Je n'avais plus honte d'être un homme. Que m'importait que les hommes fussent innocents ou coupables ? Sur la terre, il n'y avait que des hommes vivants et des hommes morts. Tout le reste n'était que peur, désespoir, regrets, haine, pardon, espérance… »
« Si bien qu'on vit en ces jours s'accomplir des actes abjects et des très beaux, avec une aveugle furie et avec une froide raison, presque avec une merveilleuse désespérance, tellement sont fortes, dans les âmes simples, la peur et la honte de ses propres pêchés. »