JACQUES LE FATALISTE (D.DIDEROT)

Jacques le fataliste et son maître est un dialogue philosophique (entre Jacques et son maître) de Denis Diderot dont l'écriture s'étend de 1765 jusqu'à la mort de ce dernier en 1784. L'œuvre paraît initialement en feuilleton dans la Correspondance littéraire de Melchior Grimm entre 1778 et 1780.

Elle a fait l'objet de nombreuses éditions posthumes, dont la première en France en 1796. Avant cette publication, Jacques le fataliste sera connu en Allemagne grâce, notamment, aux traductions de Schiller (traduction partielle en 1785) et Mylius (1792).

Ce roman complexe, déconcertant et déroutant par ses digressions – sans doute l'œuvre de Diderot la plus commentée – puise pour partie son inspiration dans Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme de Laurence Sterne, paru quelques années auparavant (1759-1763).

 

Multipliant les rebondissements invraisemblables, tout comme les interruptions oiseuses d’un narrateur exaspérant et omniprésent, le roman raille ouvertement les poncifs du genre, quitte à irriter son lecteur dont les attentes semblent sans cesse déçues. L'incipit du roman, demeuré célèbre, donne le ton :

« Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien ; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut. »

Jacques, qui voyage en compagnie de son maître, possède une personnalité plus complexe que celle d'un valet de comédie : il est bavard mais aussi quelque peu philosophe (« une espèce de philosophe ») et c'est à son fatalisme qu'il doit son surnom. Pour combler l’ennui, il promet à son maître de lui raconter la suite de ses aventures amoureuses.

Mais ce récit est sans cesse interrompu soit par son maître, soit par des interventions ou incidents extérieurs, soit par des « histoires » autonomes venant se substituer au récit initial, soit par des discussions entre le narrateur et le lecteur.

Structure du roman

Bien que Diderot ne cesse de nier qu'il écrit un roman, il s'ingénie à entremêler plusieurs éléments structurant le récit.

En premier, le thème du voyage est le but affiché du roman, puisque c’est par là que commence l’histoire : ils voyagent pour « affaires » et pour l’enfant du Maître. La seule indication temporelle dans toute l’œuvre est au début, elle situe l’action en 1765, vingt ans après la bataille de Fontenoy, mais cette indication n’a rien de définitif puisqu’elle est suivie de nombreuses incohérences. Si l’on s’en tient à ce thème du voyage, on s’aperçoit bien vite qu’il est vide de toute action, Diderot semble renverser les priorités, tant pour le « thème principal » que pour la date et le but du voyage qui est l’enfant et rien d’autre.

L’action véritable ne réside pas dans le voyage mais dans d’autres récits, et en particulier celui des amours de Jacques. Ces dernières occupent une place centrale, le Maître priant continuellement Jacques de lui narrer ses aventures galantes. Jacques va alors raconter son éducation sexuelle, ce qui constitue la trame principale du roman. Ce faisant, il bouleverse la chronologie sans jamais suivre un fil logique et dilate le temps en donnant beaucoup plus d’importance à sa première expérience sexuelle qu’à son enfance. La véritable chute du roman semble être l’arrivée du Maître chez la mère nourricière du fils dont il a endossé la paternité. Les amours de Jacques s’achèvent différemment selon les trois versions de la fin. Diderot, même s’il se refuse à écrire un roman structuré et chronologique, a tout de même fait aboutir Jacques à une sorte de conclusion de son récit, puisqu’il se marie avec Denise, la fille dont il était épris.

De même, le roman n’est pas construit autour d'un thème unique ou d'un seul récit, mais à partir d'une prolifération de récits annexes racontés par Jacques (histoires de son capitaine, de Pelletier, du Père Ange), par d’autres personnages (histoire de Mme de La Pommeraye par l’hôtesse) ou par le narrateur lui-même (histoire du poète de Pondichéry).

Enfin, l’intérêt du roman n’est pas seulement dans le récit, mais aussi dans les parenthèses qu’y insère Diderot, pour cautionner ou non une position morale, comme le jugement de La Pommeraye par le Maître, pour donner son opinion, comme sur le théâtre de Molière, ou pour parler au lecteur directement. Diderot semble en fait très attaché à briser l’illusion romanesque.

Diderot se sert de l’histoire interne comme des récits annexes pour mettre en avant ses thèses concernant notamment le relativisme moral, la critique de l’Église, le matérialisme ou la sexualité. Ainsi, il ne se refuse pas à un violent et explicite anticléricalisme, rejoignant par là ses confrères des Lumières (philosophie) : dans le roman, tous les hommes d’Église sont de même nature : cupides, libidineux, fourbes, ils n’hésitent pas à courtiser les plus belles femmes des environs bien qu’ils sachent qu’ils agissent en contradiction avec leur ordre. Il en va ainsi de l’abbé Hudson, cet individu peu recommandable qui se fait passer pour un honnête ecclésiastique alors qu’il est en réalité un infâme pervers ; de même, le vicaire épris de Suzanne assiste avec peine aux ébats amoureux de Jacques et de sa bien-aimée, sans qu’il puisse intervenir, étant ridiculement enfourché ; etc. Cette critique s’inscrit ainsi dans la lignée de la Religieuse, récit tout aussi anticlérical du même auteur.

Outre sa critique sociale, Diderot, qui sait bien qu’il n’écrit pas un traité philosophique, en profite pour inclure dans son roman la doctrine fataliste. Si Diderot n'était nullement fataliste, c'est peut être plus une raillerie que l'auteur fait ici. Jacques pense donc que le monde est régi par le fatalisme, affirmant que les événements sont déterminés par le principe de causalité ; les actions nient donc le principe de libre-arbitre. Les hommes n’agissent pas de leur propre volonté mais, inconsciemment, sont déterminés par d’innombrables mobiles plus ou moins dérobés, qui sont d’une part l’éducation et d’autre part le caractère propre à chaque individu. Ce fatalisme, rigoureusement moderne en comparaison de celui prôné par les Stoïciens, est néanmoins différent de celui qu’affirme Jacques dans le roman : tout n’est pas écrit « là-haut », de façon irrémédiable, ce qui reviendrait à dévaloriser l’importance de l’action. Bien plutôt, ce type de fatalisme prétend qu’une action peut modifier la fin qui nous attend. C’est donc un déterminisme. Mais si Diderot continue d’utiliser le mot « fatalisme », c’est parce que le terme « déterminisme » ne rentrera dans la langue que quelques années après la mort de l’auteur.

Date de dernière mise à jour : 22/12/2016

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