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Jean de La Bruyère (1645-1696)
Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle (1688) est son œuvre unique et lui vaut la célébrité. Cet ouvrage, constitué d’un ensemble de brèves pièces littéraires appelées aussi remarques compose une chronique essentielle de l’esprit du XVIIe siècle et font de lui un moraliste.
Sa vie
Inscrit au barreau après des études de droit La Bruyère obtient la charge de trésorier général de France et lui conférait en même temps l’anoblissement avec le titre d'écuyer. Il effectue le voyage de Normandie pour son installation, en septembre 1674, puis, les formalités remplies, il retourne à Paris, et ne paraît plus à Caen.
La Bruyère connaît ensuite une remarquable ascension sociale qui lui permet d'accéder aux hautes sphères de la société aristocratique française et d'y obtenir une avantageuse protection. Depuis le 15 août 1684, il est en effet l’un des précepteurs du jeune duc de Bourbon, petit-fils du Grand Condé, ainsi que de Mademoiselle de Nantes, fille naturelle de Louis XIV et de Françoise de Montespan.
Par la suite La Bruyère reste attaché à la maison de Condé en qualité de « gentilhomme ordinaire de Monsieur le Duc », chargé de la bibliothèque. Il loge à l'hôtel du Prince à Versailles, au Petit Luxembourg à Paris, et au château de Chantilly. Au sein de la maison des Condé, la morgue et le goût de l'esprit sont poussés parfois jusqu'à la plus extrême cruauté, comme en témoigne Saint-Simon : « Sa férocité était extrême et se montrait en tout. C’était une meule toujours en l’air, qui faisait fuir devant elle, et dont ses amis n’étaient jamais en sûreté, tantôt par des insultes extrêmes, tantôt par des plaisanteries cruelles en face, et des chansons qu’il savait faire sur-le-champ, qui emportaient la pièce et qui ne s’effaçaient jamais… Il se sentait le fléau de son plus intime domestique… » La Bruyère, qui a naturellement l’humeur sociable et le désir de plaire, a dû souffrir de sa condition obscure et de sa position subalterne de « gentilhomme » domestique, qui lui imposait l’obligation de défendre sa dignité. Il évita néanmoins les persécutions, mais on sent l’amertume de l’amour-propre blessé dans les plus âpres passages de son chapitre Des Grands.
La Bruyère est élu à l’Académie en 1693.
Les Caractères et la portée de son oeuvre
La première édition des Caractères paraît à Paris, chez Étienne Michallet, à l'automne de 1687, sous ce titre : les Caractères de Théophraste, traduits du grec, avec les Caractères ou les Mœurs de ce siècle. Le nom de l’auteur ne figura sur aucune édition publiée de son vivant. Cette première édition qui contenait surtout des remarques, et presque point de portraits, connut un succès très vif tout de suite. Dès lors, la biographie de La Bruyère se confond à partir de 1688 avec la vie de son ouvrage qui va progressivement s’enrichir au fil des éditions.
On a souvent voulu faire de La Bruyère une sorte de réformateur, de démocrate, un « précurseur de la Révolution française ». Cependant s’il critique les abus il respecte les institutions. Son principe était de montrer aux gens leurs défauts afin qu'ils puissent se corriger. Il reconnaît même que certains maux sont inévitables. Il avait trop l’amour de son art pour être un révolté, et, comme l’a remarqué Nisard, il ne pouvait haïr ce qu’il peignait si bien. Cela posé, il reste que le ton des Caractères est presque constamment celui de la plus mordante satire.
Il y avait en La Bruyère un mélange singulier d’orgueil et de timidité, d’ambition secrète et de mépris pour les ambitieux, de dédain des honneurs et de conscience qu’il en était digne; il ressentit profondément, malgré son affectation d’indifférence stoïcienne, l’inégalité de son mérite et de sa fortune. Et son grand grief contre la société du XVIIe siècle est précisément de ne pas faire sa place au mérite personnel. « Domestique » de ces Condé, dont nous avons indiqué d’après Saint-Simon le caractère détestable, il eut plus qu’un autre à se plaindre de la morgue des grands et de leur injustice à l’égard d’hommes « qui les égalent par le cœur et par l’esprit et qui les passent quelquefois ». Doué d’une sensibilité profonde et délicate, qui nous est attestée par certaines de ses réflexions sur l’amour et sur l’amitié, il n’est pas étonnant que La Bruyère, dont les instincts naturels étaient constamment froissés, finît par concevoir quelque amertume contre l’injustice du sort et l’épancha dans son livre.
Son humeur aigrie fut admirablement servie par un style incisif, âpre, nerveux, hardi jusqu’à la brutalité. Sa phrase, courte, brusque, saccadée, est déjà celle du XVIIIe siècle ; le réalisme de l’expression, la crudité de certains traits, la tendance à peindre l’extérieur, les gestes des personnages, sont presque du XIXe. Et il nous ressemble encore par un trait qui le distingue de ses contemporains; il est le premier écrivain pour qui le style ait eu une valeur propre, indépendante du sujet. Il est le premier en date des stylistes.