LES ESSAIS Michel de Montaigne

Les Essais

(Michel de Montaigne)

 

Il entame la rédaction des Essais au début de 1572 à 39 ans et la poursuivra jusqu’à sa mort en 1592, soit une vingtaine d’années, travaillant lorsque sa vie politique, militaire, diplomatique et ses voyages lui en laissent le loisir. Les premiers Essais (livre I et début du livre II composés en 1572-1573) sont impersonnels et ont une structure qui les rapproche des ouvrages de vulgarisation des enseignements des auteurs de l'Antiquité, ouvrages très à la mode alors : petites compositions très simples rassemblant exemples historiques et sentences morales auxquels s’accrochent quelques réflexions souvent sans grande originalité. Le Moi est absent. « Parmi mes premiers Essais, certains sentent un peu l’étranger.» reconnaît Montaigne qui s’efforcera dans les additions de 1588 d’ajouter des confidences personnelles parfois mal jointes à l’ensemble.

Puis, autour de 1579, au fur et à mesure qu’il comprend ce qu’il cherche à faire, il se peint lui-même. L'intérêt principal du livre passe dans ce portrait. Un genre est né. « Si l’étrangeté et la nouveauté ne me sauvent pas, je ne sortirai jamais de cette sotte entreprise ; mais elle est si fantastique et a un air si éloigné de l’usage commun que cela pourra lui donner un passage (…) Me trouvant entièrement dépourvu et vide de tout autre matière, je me suis offert à moi-même comme sujet. C’est le seul livre au monde de son espèce : le dessein en est bizarre et extravagant. Il n’y a rien dans ce travail qui soit digne d’être remarqué sinon cette bizarrerie»

L’avant-propos de la première édition confirme : « Je veux qu’on m’y voie dans ma façon d’être simple, naturelle et ordinaire, sans recherche ni artifice : car c’est moi que je peins. Mes défauts s’y liront sur le vif, ainsi que ma manière d’être naturelle, autant que le respect humain me l’a permis (…) Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre : il n’est pas raisonnable que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole. Adieu donc ? De Montaigne, ce 1er mars 1580. »

Au moyen de cette enquête entreprise parallèlement sur lui-même et sur le genre humain tout entier, à quel résultat Montaigne a-t-il abouti ?

Le scepticisme représente un moment important de l'évolution de Montaigne. La devise qu'il fait graver sur une médaille en 1576 « Que-sais-je ? » signifie la volonté de rester en doute pour rechercher la vérité. La balance dont les plateaux sont en équilibre, la difficulté de juger.

« La philosophie est la science qui nous apprend à vivre. » dit Montaigne. Il entend par philosophie le mouvement de la pensée vivante quand elle se confronte à l’essentiel (la mort, l’amour, l’amitié, l’éducation des enfants, la solitude, l’expérience…) et à soi. C’est pour lui l’apprentissage de la sagesse : philosopher c’est vivre heureusement, ou le plus heureusement possible. C’est « une très douce médecine que la philosophie, car des autres on n’en sent le plaisir qu’après la guérison, celle-ci plaît et guérit ensemble (…) On a grand tort de la peindre comme inaccessible aux enfants et avec un visage renfrogné, sourcilleux et terrible. Il n’est rien de plus gai, de plus allègre et peu s’en faut que je ne dise folâtre. Elle ne prêche que fête et bon temps»

La philosophie de Montaigne, qui s’exprime le plus nettement dans les derniers essais à partir de 1588 et du livre III, est l’aboutissement de ses expériences (magistratures, guerres civiles, maladie, voyages) et de ses lectures philosophiques (systèmes qui l’ont influencé et modèles auxquels il a cherché à s’identifier : Caton, Épaminondas, Socrate enfin). Son évolution a été conforme à celle de la Renaissance elle-même, qui a commencé par répéter les leçons de l’Antiquité avant de produire des œuvres originales.

L'évolution de sa pensée

Dans les premiers essais, Montaigne s’enthousiasme, comme beaucoup d’humanistes de son époque, pour le stoïcisme (celui des Lettres à Lucilius de Sénèque en particulier) : la raison bien préparée est toute puissante et la volonté suffit à supporter tous les malheurs. En 1572 il écrit un essai pour prouver « que le goût des biens et des maux dépend de l’opinion que nous en avons (I, 14) ». Dans l’essai Que philosopher c’est apprendre à mourir (I, 20) de même tonalité, il emprunte la fin à Lucrèce (De la nature des choses) et à l’épicurisme. Mais dès qu’il commence à s’étudier lui-même et qu’il découvre ses vrais besoins et sa nature, il sent que les remèdes de Sénèque sont trop violents pour lui et il va s’en éloigner peu à peu : « À quoi nous sert cette curiosité qui consiste à imaginer à l’avance tous les malheurs de la nature humaine et de nous préparer avec tant de peine à l’encontre de ceux mêmes qui peut-être ne sont pas destinés à nous atteindre ? C’est non seulement le coup, mais le vent et le bruit qui nous frappent (…) Au contraire, le plus facile et le plus naturel serait d’en délivrer même sa pensée? « Il est certain qu’à la plupart des savants la préparation à la mort a donné plus de tourment que n’a fait la souffrance même de la mort »

Plutarque (Vies parallèles des hommes illustres, Œuvres morales), dont l’influence sur Montaigne est considérable (plus de 400 emprunts dans les Essais), l’aide à se montrer de plus en plus réservé à l’égard de ceux qui croient posséder la vérité absolue et incontestable. Le moraliste grec (traduit par Amyot en 1572) observateur de la vie courante, oriente sa pensée dans le sens de la complexité psychologique et de l’analyse intérieure. Sous son influence Montaigne va mêler de plus en plus la réflexion personnelle à ses Essais et développer son goût pour une morale familière, simple et pratique. Vers 1576, à la lecture du sceptique grec Sextus Empiricus (Esquisses pyrrhoniennes), Montaigne adopte comme mode de pensée le scepticisme qui représente un moment important de son évolution et un aspect définitif de sa sagesse : une grande circonspection dans le jugement et une extrême prudence à se défendre des préjugés qui envahissent l’esprit de l’homme, du seul fait qu’il appartient à une époque, à un milieu, qu’il est pris dans un engrenage d’habitudes et d’idées. Il en expose la doctrine dans son essai Apologie de Sebond qui est un véritable livre à lui tout seul (trois fois plus long que le plus long de ses essais). Enfin, à travers Platon et Xénophon, il a accès à Socrate, « le maître des maîtres», dont la personnalité domine le livre III.

Souffrant de la gravelle depuis 1578, il a du mal à supporter la douleur : « Je suis éprouvé un peu trop rudement pour un apprenti et par un changement bien soudain et bien rude, étant tombé tout à coup d’une condition de vie très douce et très heureuse dans la plus douloureuse et la plus pénible qui puisse s’imaginer[69]. ». Il voit la mort tout près de lui. Il a là une ample matière à observations. Il se sent en possession d’idées bien siennes, originales. Il se jugera lui-même dans le chapitre Sur la présomption, et se reconnaitra un seul mérite celui d’avoir un jugement bon: « je pense avoir des opinions bonnes et saines (mais qui n’en croit pas autant des siennes ?) : l’une des meilleures preuves que j’en aie, c’est le peu d’estime que j’ai de moi[70] ». Plus encore que ses idées, écrit Pierre Villey[71],il a une manière critique qui le distingue parmi ses contemporains : « il a le sentiment que tout est relatif, il sait qu’il ne faut pas affirmer trop vite, que les choses ont bien des faces, qu’il faut tourner autour et les examiner sous bien des aspects avant de prononcer un jugement (…) Il sait que ses idées sont relatives à lui-même, qu’elles n’ont pas l’ambition de régenter les autres, qu’elles présentent au public non ce qu’il faut croire, mais ce que croit Montaigne, qu’elles ne sont que la peintures de ses humeurs: « Les autres façonnent l’homme ; moi je le raconte, et je peins un homme particulier bien mal formé[72]. »

La sagesse de Montaigne

Il aboutit ainsi peu à peu à une philosophie très personnelle qui est l’expression de sa personnalité bien qu’elle soit faite de pièces empruntées à la grande philosophie grecque dont il se sent si proche. « Ne cherchez pas quelque principe logique qui en cimente les différentes parties et bâtisse un système, dit Pierre Villey[73] Il n’y a pas de système chez Montaigne. Le seul lien qui unisse entre elles toutes ses idées, c’est sa personne, ce sont ses goûts, ses besoins, ses habitudes, qui tous s’expriment par elles. »

L’épicurisme de Montaigne ne fera que s’accentuer avec le temps (« Il faut étendre la joie, mais retrancher autant qu’on peut la tristesse[34]. »), mais il reste un philosophe sceptique et n’arrive pas à croire que les autres aient pu se fier totalement à leurs propres conceptions : « Je ne me persuade pas aisément qu’Épicure, Platon et Pythagore nous aient donné pour argent comptant leurs atomes, leurs idées et leurs nombres. Ils étaient trop sages pour établir leurs articles de foi sur une chose aussi incertaine et contestable [74]. »

La sagesse de Montaigne est une sagesse pour les gens ordinaires. « Qui ne se sent plus proche de Montaigne que de Socrate et d’Epicure, ou qui ne sent Montaigne plus proche de soi, tellement plus proche, tellement plus fraternel, oui, bouleversant de fraternelle proximité, plus intime que tout autre, plus éclairant, plus utile, plus vrai ? Montaigne accepte de n’être pas un sage, et c’est la seule sagesse peut-être qui ne mente pas, la seule, en tout cas, que nous puissions viser, nous, sans mentir ni rêver. Est-ce encore une sagesse ? Il nous apprend à suivre la nature :

« La nature a maternellement observé ce principe que les actions qu’elle nous a enjointes pour notre besoin nous fussent très agréables également, et elle nous y convie non seulement par la raison, mais aussi par le désir : c’est une injustice de détériorer ses règles[76]. »

à savoir rester libre :

« Mon opinion est qu’il faut se prêter à autrui et ne se donner qu’à soi-même[77]. »

à ne pas se prendre au sérieux :

« La plupart de nos occupations sont comiques. Il faut jouer notre rôle comme il faut, mais comme le rôle d’un personnage emprunté [78]. »

à se méfier de tous les extrémismes :

« Le peuple se trompe : on va bien plus facilement par les bouts, là où l’extrémité sert de borne d’arrêt et de guide, que par la voie du milieu large et ouverte, mais bien moins noblement et de façon moins estimable [79]. »

à être tolérant :

« Je ne partage point cette erreur commune de juger d’un autre d’après ce que je suis. Je crois aisément qu’il y a des qualités différentes des miennes (…) Je conçois et crois bonnes mille manières de vivre opposées ; au contraire du commun des hommes, j’admets en nous plus facilement la différence que la ressemblance [80]. »

et surtout à aimer la vie telle qu’elle est et à la goûter pleinement :

« J’ai un dictionnaire tout à fait personnel ; je « passe » le temps quand il est mauvais et désagréable ; quand il est bon, je ne veux pas le « passer », je le goûte à nouveau, je m’y arrête. Il faut « passer » le mauvais en courant et s’arrêter au bon[81]. »

N’hésitons pas à bien accueillir les plaisirs voulus par la nature :

« Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; et même quand je me promène solitairement dans un beau verger[82], si mes pensées se sont occupées de choses étrangères pendant quelque partie du temps, une autre partie du temps je les ramène à la promenade, au verger, à la douceur de cette solitude et à moi[83]. »

et à savoir les amplifier :

« Les autres ressentent la douceur d’une satisfaction et de la prospérité ; je la ressens comme eux, mais ce n’est pas en passant et en glissant. Il faut plutôt l’étudier, la savourer et la ruminer pour en rendre grâces comme il convient à celui qui nous l’accorde. Eux jouissent des autres plaisirs comme ils le font de celui du sommeil, sans les connaître. Afin que le « dormir » lui-même ne m’échappât point stupidement ainsi, j’ai trouvé bon autrefois qu’on me le troublât pour que je l’entrevisse [84]. »

sans toutefois en être la dupe, en sachant qu’en tout cela il n’y a que vanité :

« Moi qui me vante d’accueillir avec tant de soin les agréments de la vie, je n’y trouve, quand je les considère ainsi avec minutie, à peu près que du vent. Mais quoi ! Nous sommes à tous égards du vent. Et encore le vent, plus sagement que nous, se complait à bruire, à s’agiter et il est content de ses propres fonctions, sans désirer la stabilité, la solidité, qualités qui ne sont pas siennes [85]. »

Le style de Montaigne

Deux qualités essentielles dans ce style : il est primesautier ; il est imagé.

Montaigne est un des écrivains les plus spontanés de notre littérature, et il l'est toujours avec bonheur. L'allure de sa phrase est vive, capricieuse, imprévue. De plus, ce style est imagé comme celui d'un poète, d'un vrai poète, qui ne plaque pas des images sur des abstractions, mais qui pense par images, et qui voit tout ce qu'il imagine.

 

Date de dernière mise à jour : 21/12/2016

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